
Le 3 novembre dernier, un article intitulé « Comment les seniors se préparent aux tests d’aptitude à la conduite » sortait dans les journaux du groupe Tamedia. L’article présente le cas d’un conducteur de 82 ans, soumis depuis quelques années déjà aux examens médicaux d’aptitude à la conduite (obligatoires tous les deux ans, dès 75 ans). Ce monsieur « roule depuis 60 ans sans avoir jamais eu d’accident »; sa voiture lui est « indispensable pour faire des courses, rendre visite à ses amis, partir en excursion ou faire des balades » écrit la journaliste. L’article se concentre ensuite sur l’offre d’un nouveau service auquel cet octogénaire a fait appel : un livre de préparation aux examens d’aptitude à la conduite permettant de savoir quels types de questions seront posées et de s’y exercer. Le livre est accompagné d’un site web https://fahrtauglich.ch/fr/ (dont le contenu est principalement en allemand), offrant diverses informations sur les capacités cognitives, le dépistage de la démence, ainsi que des exercices permettant d’entraîner son cerveau. L’article poursuit en présentant le point de vue d’un médecin de niveau 1, habilité à conduire cet examen d’aptitude, puis aborde certaines modalités liées à l’examen (les contrôles ultérieurs en cas de doute sur l’aptitude, le coût à la charge des automobilistes, etc.). L’article conclut sur un « happy end », l’octogénaire bernois a réussi son examen et est soulagé : « une vie sans voiture représenterait pour moi un changement radical ».
Cet article nous amène à réexaminer plusieurs aspects de cette question:
Pour commencer, l’article dépeint une situation de dépendance à la voiture, situation que vivent certainement beaucoup de seniors aujourd’hui, en particulier dans les zones périphériques. Si l’on en croit le chercheur français Joël Meissonnier, cette dépendance est également emblématique de la génération des baby-boomers, première à avoir vu l’automobile se démocratiser et à l’avoir massivement utilisé tout au long de sa vie (et pour qui, donc, le moment de la « démotorisation » est particulièrement difficile à appréhender). De fait, la perte du permis de conduire est souvent une étape difficile à franchir qui peut avoir des répercussions négatives sur la santé mentale ou la participation à la vie sociale.
Mais en dépeignant l’automobilité comme « indispensable », l’article n’aborde pas la question des alternatives existantes. Au contraire, il montre qu’il est possible de se préparer aux tests, de s’exercer pour ne surtout pas prendre le risque d’échouer. Il faut donc absolument conduire le plus longtemps possible, tant que c’est encore possible.
N’est-ce pas une fuite en avant ? Au lieu de développer des manuels de préparation aux tests d’aptitude, ne serait-il pas judicieux de développer des programmes pour mieux accompagner l’arrêt de la conduite chez les seniors ? Ceci leur permettrait de mieux anticiper la fin de la conduite et de faire en sorte que ce changement soit moins « radical », pour reprendre les termes de l’octogénaire de l’article.
Les examens d’aptitude à la conduite ont été mis en place afin de dépister les personnes âgées qui devraient arrêter de conduire en raison de pertes physiques et/ou cognitives mettant en danger leur sécurité et celles des autres. Les seniors sont-ils et elles vraiment plus dangereux et dangereuses que les autres automobilistes ? Oui et non. Oui, en termes relatifs : proportionnellement au nombre de kilomètres parcourus, les seniors de plus de 75 ans sont, en effet, ceux qui causent le plus d’accidents. Mais ce constat appelle quelques nuances. Les seniors parcourent moins de distance que les jeunes automobilistes et causent donc moins d’accidents au total. En outre, les seniors viennent gonfler les statistiques d’accidents graves car, étant plus vulnérables, leurs accidents ont souvent des conséquences plus graves, voire mortelles (notamment pour eux et elles-mêmes). Toutefois, la question de la diminution des aptitudes physiques et cognitives à la conduite reste une vraie question chez ce public senior, alors que chez les jeunes automobilistes les problématiques sont plutôt liées à leur manque d’expérience, ou à des comportements inadaptés au volant. Les mesures de prévention ne sont donc pas les mêmes pour ces deux tranches d’âges, et les contrôles médicaux sont donc justifiés chez les seniors.

Ces examens médicaux sont obligatoires dès 75 ans, et ont lieu tous les deux ans. Il faut noter que l’utilité de ces examens est souvent remise en question. En 2019, l’âge des contrôles a déjà été repoussé à 75 ans (il était fixé à 70 ans auparavant) en raison de l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé et du fait que le test « ratissait trop large » (très faible prévalence des cas problématique parmi une énorme majorité de cas aptes à la conduite). Le BPA (Bureau de prévention des accidents) aurait également pointé l’inefficacité de ces contrôles qui n’ont pas conduit à une baisse des accidents graves chez les seniors (en comparaison avec des pays voisins qui ne pratiquent pas ces examens et dont la prévalence des accidents n’est pas plus élevée qu’en Suisse). L’évaluation de l’aptitude à la conduite reste, toutefois, une question épineuse pour les professionnel·les qui en ont la charge. Les erreurs d’évaluation peuvent être lourdes de conséquences: pour une personne encore apte à qui l’on retirerait la possibilité de conduire, ou pour la sécurité publique si l’on laisse une personne inapte au volant. C’est cette zone grise, cette zone de doute entre aptitude et inaptitude qui nécessite parfois des examens plus poussés et l’intervention d’autres professionnels que le médecin de niveau 1.

La question de l’évaluation a notamment été abordée lors d’un colloque international passionnant organisé par la Prof. d’ergothérapie à la Haute-Ecole de Travail Social de Lausanne Isabelle Margot-Cattin. Les principales présentations de ce colloque peuvent être consultées sur le site de la HETSL (voir lien ci-dessus). La Prof. Isabelle Margot-Cattin est, en outre, impliquée dans le projet « Drive-check » mandaté par l’OFROU, dont le but est de formuler des recommandations pour harmoniser et optimiser l’évaluation de l’aptitude à la conduite des personnes présentant des troubles cognitifs en Suisse.